Beauté

'Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.'

(Charles Baudelaire)

dimanche 2 mai 2010

Le jardin bleu

The saveur citron



A l'étage, c'est Morphée qui a établi sa demeure. On entend rien. Au rez-de-chaussée, on se croirait dans un vieux bar malfamé. Des odeurs âcres de cendres froides et d'alcool s'entrelacent et alourdissent l'air. La télévision parle seule et bas comme une vieille qui réciterait son chapelet. Le lecteur-cd, lui, passe en boucle la chanson de Soan 'Conquistador.
Plus rien ne me retient que cet air lancinant et ses paroles qui écorchent le cœur. J'ai le cerveau traversé de mots éclairs comme mille étoiles filantes dans un ciel d'août. Des mots importants mais qui ne forment aucune phrase. Je n'arrive pas à me concentrer. Des flashs, des signaux d'alarmes sur une vie qui n'en est pas une.
Soudain se dessine un souvenir précis: un jardin étrange où aucune âme ne semble habiter. Sur une petite table ronde, une théière fumante tient compagnie à une feuille blanche qu'un stylo élégant empêche de s'envoler. Pourquoi tout ce scénario ? Qui attend-elle, la feuille ? Point de lapin blanc ni d'anniversaire apparents. C'est tentant. Je me vois approcher, hésiter, finalement m'assoir. Tout est si parfait. Même la tasse et la petite cuillère. L'arôme du citron s'échappe du thé. Oserais-je en verser ? Faut-il briser cette harmonie ? Qui a dressé ce scénario ? Une femme, un homme ? Est-ce une personne jeune ou des cheveux blanchis par le temps ? La feuille me nargue. Le stylo a le visage du diable. Ma main s'avance craintive. Brûle-t-il des rayons de soleil ou du péché de curiosité ? Mes doigts n'ont plus de maître: ils le saisissent. La feuille tremble un peu, je la retiens. Sa blancheur est aveuglante. Mes pensées se chevauchent. Qu'ai-je donc fait sinon enfiler des jours au fil de mes années. Hélas, ce ne sont pas toutes des perles rares qui forment ce collier encore inachevé. Conquistador résonne, martèle dans ma tête. Où es-tu mon ami Don Quichotte ? Je n'ai pas trouvé de Graal. La quête est tout aussi inachevée que mon existence. Le souvenir du jardin au thé citron flotte toujours. Et la feuille reste blanche. Pourquoi la salir ? Elle contient des millénaires de mémoire d'arbre. Quel criminel serais-je pour lacérer sa peau. Elle a suffisamment souffert. Mes douleurs, mes angoisses ne sont que bobos d'enfant gâtée en comparaison de ceux qui l'ont crée. Des doigts menus d'enfants dorés m'apparaissent. Un bûcheron, aigri de voir des machines lui voler son pain, me salue tristement. Je délire dans les effluves de l'absinthe et de l'oliban. Ce jardin n'est rien d'autre qu'un rêve bleu. Le ciel trop azur n'est pas d'ici. Il n'y a que la feuille et le stylo dans mes mains et je n'ai rien à écrire. Je ne veux pas écrire ou alors juste quelques mots pour dire que je suis passée par là. Oui, laisser une toute petite trace par égard au propriétaire de ce paradis.
Alors, je laisse l'encre couler: 'Bonjour. Je suis passée. Je suis désolée de ne pas avoir été à la hauteur de votre courtoisie. Tout est trop parfait. Moi, je ne suis qu'une fleur du Mal. Je vous remercie pour votre geste si noble. Peut-être à un autre jour, quand les idées arrêteront de danser et que je serai un conquistador. A bientôt. Je vous laisse mon adresse: rue de l'ennui à 1000 An. Je vous attend pour un thé à la menthe. M.'
Les volutes de fumée de ma cigarette me ramènent chez moi, dans ce monde gris et lourd.
A l'étage l'amour m'attend. Pourquoi faut-il encore monter des marches ? J'éteins la télé, finies les litanies. Je coupe le lecteur-cd: pardon, poète. Je bois une gorgée de mauvais vin et descend les paupières. Demain fera le reste.


Arwen Gernak

4 commentaires:

  1. Merci pour cette participation, je mets en ligne.

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  2. Je vous remercie pour cette prise en considération. Bien à vous, Margod

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  3. Joli texte très harmonieux lui aussi. J'aime beaucoup !

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  4. Merci Amélie pour le temps accordé à mon texte et pour le commentaire.
    Amicalement Margod

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